Vous vous souvenez sans doute tous de ce fameux tableau des valeurs remarquables du cosinus, vu en classe de 3ème ou de Seconde:
Sans doute vous rappelez-vous que, la première fois que vous avez vu ce tableau, toutes les valeurs du cosinus paraissaient très étranges – ces racines carrées sorties de nulle part – et que seules les valeurs , et étaient faciles à retenir (et à visualiser sur le cercle trigonométrique).
Si vous aviez eu un professeur sadique, peut-être vous a-t-il donné un tableau encore plus complet, avec encore plus de valeurs remarquables comme ci-dessous:
Et vous auriez vu qu’il n’y a toujours pas de valeur simple du cosinus hormis les fameux , et . En fait, ce n’est pas votre professeur qui était sadique mais la fonction cosinus elle-même car, selon un théorème dû au mathématicien Ivan Niven, on pourrait continuer ce tableau indéfiniment en mettant encore plus d’angles mais il n’y aura toujours que trois valeurs simples du cosinus: , et (qui correspondent respectivement aux angles , et ).
Dans cet article, nous allons tout simplement prouver cette propriété. Car en plus d’être un résultat surprenant, la démonstration de ce théorème est juste magnifique ! Quand je vous dis que les mathématiques, c’est de l’art…
Enoncé rigoureux du théorème de Niven
Il faut tout d’abord s’entendre sur ce qu’on entend par une valeur simple du cosinus. Ici, nous dirons que le cosinus a une valeur simple quand le cosinus est un nombre rationnel c’est-à-dire une fraction de deux entiers. Rappelons que l’ensemble des nombres rationnels se note .
Il faut aussi s’entendre sur quels angles on place dans le tableau des valeurs remarquables: ce seront les angles qui sont des multiples fractionnaires de , c’est-à-dire les angles de la forme où et sont des entiers. Par exemple, , , …
Voici donc l’énoncé du magnifique théorème de Niven (j’en tremble):
Théorème: Soit un angle de la forme (avec ). Alors:
Si alors
(ce qui correspond donc respectivement à ).
Aller, en route vers cette démonstration que je trouve si jolie car si simple ! (pour dire, je pense qu’elle est accessible à un élève de Terminale).
Nous allons décomposer cette démonstration en 3 lemmes dans lesquels nous utiliserons utilement la notion de polynômes à coefficients entiers. Qui l’eut crû ? Utiliser des polynômes pour un problème sur le cosinus…
Lemme n°1: une belle identité trigonométrique
lemme: Pour tout entier naturel , et pour tout réel
Je reconnais que ce n’est pas une formule de trigo qu’on a l’habitude de voir, mais elle est sympa quand même.
Démonstration: On connaît la formule classique suivante:
qui est bien entendu équivalente à:
En posant et , on a donc
ce qui après simplification donne bien:
Lemme n°2: des « presque » polynômes de Tchebichev
A l’aide du lemme précédent et d’un raisonnement par récurrence, nous allons montrer que:
lemme: Pour tout entier naturel , il existe un polynôme unitaire de degré dont les coefficients sont des nombres entiers et tel que:
Rappelons qu’un polynôme unitaire est un polynôme dont le coefficient du terme de plus haut degré est 1. Par exemple, est unitaire, mais ne l’est pas.
Démonstration:
■ Si alors on voit immédiatement que le polynôme convient.
■ Soit est un entier naturel non nul quelconque. On suppose que pour tout entier naturel non nul , on ait déjà construit un polynôme vérifiant les conditions énoncées dans le lemme (on fait ici ce qu’on appelle une récurrence forte). Il s’agit alors de montrer l’existence d’un polynôme unitaire à coefficients entier de degré tel que . On distingue deux cas:
a) si alors il suffit de prendre car
(On a utilisé ici la formule dite de réduction du carré).
b) si , alors d’après le lemme précédent, on sait que :
Donc, en multipliant le tout par 2, on a:
Ainsi, la condition est équivalente à
et donc par hypothèse de récurrence, elle est encore équivalente à:
Cela incite donc à poser:
et on voit de suite dans ce cas que est de degré et à coefficients entiers. CQFD.
Remarque: Comme le nombre apparaît à un moment donné, pour pouvoir utiliser l’hypothèse de récurrence il fallait s’assurer que c’est-à-dire . C’est pour cela que nous avons traité le cas à part.
Lemme n°3: racines rationnelles d’un polynôme à coefficients entiers
Ce dernier lemme sera utile pour utiliser les polynômes qu’on vient de déterminer.
lemme: Si est un polynôme unitaire à coefficients entiers et s’il possède une racine qui est un nombre rationnel alors ce nombre est nécessairement entier.
Démonstration: Soit (où les sont des nombres entiers) un polynôme unitaire de degré (qu’on peut supposer strictement supérieur à 1 sinon le lemme est évident. Pourquoi ?) et soit une racine de (on peut toujours supposer et premiers entre eux). Alors , ce qui nous donne:
En multipliant les deux membres par , on a:
donc:
donc divise , mais comme est premier avec , cela n’est possible que si ! Donc, le nombre est bien un nombre entier.
Le bouquet final
Nous sommes maintenant parés pour démontrer le théorème de Niven. Soit un angle de la forme ( entiers). Quitte à multiplier le quotient par 2 au numérateur et au dénominateur, on peut toujours supposer que est de la forme (par exemple, ). Cette forme sera très utile comme vous allez le voir…
Nous savons qu’il existe un polynôme unitaire à coefficients entiers tel que:
En particulier, si alors
et là, hormis Steevie Wonder, tout le monde voit la simplification arriver à des kilomètres:
Le nombre est donc racine du polynôme unitaire à coefficients entiers . Donc, si on suppose que est un nombre rationnel, alors est un nombre rationnel qui est racine d’un polynôme unitaire à coefficients entiers. D’après le lemme 3, il s’ensuit que est nécessairement un nombre entier.
Mais, on sait aussi que si alors et donc . Ainsi, est un nombre entier compris entre 0 et 2 d’où:
et donc les seules valeurs simples possibles pour le cosinus sont:
!
CQFD.
Je ne sais pas si je vous l’ai dit, mais je trouve cette démonstration magnifique.
Note:
La démonstration suivie ici s’inspire largement de celle postée sur ProofWiki qui elle-même s’inspire de la preuve donnée par un certain Olmsted.
Que c’est « zoli » !
Cet article amène à trois autres problèmes.
1) Pourquoi a-t-on la jolie coïncidence du tableau des valeurs remarquables via les racines carrées de 4, 3, 2, 1 et 0 toutes divisées par 2 ? Je parle du tableau classique et non de celui du marquis de Sade. Est-ce exceptionnel ?
2) Les Casio savent calculer cos(pi/12) mais pas cos(pi/8). Ceci montre que cette calculatrice doit passer par une décomposition du type 2a+3b=12 en utilisant les formules d’addition. Enfin, je suppose.
3) Pour quels types de fraction p*pi/q peut-on exprimer cos(p*pi/q) à l’aide de racines n-ième et de naturels ? Ceci fait un lien avec la résolubilité par radicaux dans la théorie de Galois.
En espérant ne pas avoir dit de bêtises.
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Je voulais dire 4a+3b=1 et non 2a+3b=12…
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Honnêtement, je ne suis pas en mesure de répondre à toutes ces questions malgré tout intéressantes…
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Pour le 2 et le 3, je vois ce qu’il faut faire. Par contre, pour le 1, j’avoue que cela reste un mystère pour moi aujourd’hui.
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Pour le 1, peut-être un début de réponse dans ce pdf :
Cliquer pour accéder à cos.pdf
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C’est très joli! Merci!
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Merci Pierre 🙂
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Merci pour la découverte de ce beau théorème !
Il serait intéressant à étudier avec une bonne classe de Tale S.
Comme quoi, il y a toujours des choses à découvrir en mathématiques, et pas forcément d’un niveau inaccessible.
Continuez comme ça, j’adore votre blog !
Arnaud
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Merci 🙂
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Merci , en fait hier j’ai posé la question à quelques collègues (à l’occasion d’un exercice où il n’était question que d’inégalité dans un sens ou dans l’autre ) . Pour ma part j’étais persuadé d’un semblable théorème mais mes collègues, pas du tout !
Là j’ai demandé à des amis musiciens et matheux et ça leur semble aussi vrai qu’à moi …
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C’est beaucoup trop cool
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