Le 26 Décembre dernier, le génialissime mathématicien John Horton Conway fêtait ses 80 ans. Pour célébrer cela, pourquoi ne pas faire un article sur une de ses (nombreuses) découvertes ? Bien entendu, on pourrait parler de sa plus célèbre création, à savoir le fameux Jeu de la vie. On pourrait aussi évoquer la non moins célèbre suite de Conway aussi appelée « Regarde et dis » (« Look and say » dans la langue de Britney Spears). Bref, les contributions de Conway aux mathématiques sont très nombreuses et toutes superbes.
Nous allons nous intéresser à une découverte un peu moins connue de Conway: il s’agit d’une fonction portant son nom qui est en lien avec le théorème des valeurs intermédiaires. Avant de poursuivre, j’espère que vous n’êtes pas superstitieux car elle fera intervenir le nombre 13…
Le théorème des valeurs intermédiaires
Rappelons, si besoin est, le fameux théorème des valeurs intermédiaires. Ce théorème affirme que si une fonction est continue alors elle prend toutes les valeurs intermédiaires entre deux images données (d’où son nom très original).
Intuitivement, cela se comprend ainsi: si on trace le graphe d’une fonction sans lever le stylo (c’est-à-dire si la fonction est continue), alors on passera forcément par toutes les valeurs intermédiaires
entre deux images
et
.
La question qu’on peut alors se poser est: si on passe par toutes les valeurs entre deux images données, le graphe a-t-il forcément été tracé sans lever le stylo ? Mathématiquement, cela revient à s’intéresser à la réciproque du théorème des valeurs intermédiaires: est-il vrai que si une fonction passe par toutes les valeurs intermédiaires de deux images données, elle est nécessairement continue ? On a très envie de le penser en tout cas… On ne peut pas ne pas le croire !
Pourtant, cette question (qui pourrait très bien être un sujet de philosophie) possède une réponse mathématique impitoyable: c’est non. Une fonction qui passe par toutes les valeurs intermédiaires entre deux images quelconques n’est pas forcément continue et cela est connu depuis 1875 et le théorème de Darboux .
Et Conway dans tout cela ? Il imagina une fonction plutôt simple et très concrète qui contredit la réciproque du théorème des valeurs intermédiaires et qui porte son nom: la fonction base 13 de Conway.
Triskaïdékaphobiques, s’abstenir
Avant de parler de la fonction de Conway, rappelons ce qu’est la décomposition en base 13 d’un nombre.
Tout nombre réel possède une écriture décimale « avec une virgule », ce qui veut dire qu’on peut écrire n’importe quel nombre à l’aide des chiffres allant de 0 à 9 et de puissances de 10.
Par exemple, le nombre « un quart » s’écrit et le nombre « trente-sept tiers » s’écrit
Il se trouve que pour des raisons historiques nous utilisons la base 10 pour représenter les nombres mais rien n’empêche d’utiliser d’autres bases de numération. Conway a, comme nous le verrons, choisi très astucieusement d’utiliser la base 13 pour sa fonction.
Pour écrire un nombre en base 13, on utilise… 13 chiffres (qui a dit 12 exprès ?). Ce sont les chiffres
où les chiffres A, B et C ne sont rien d’autre que les nombres dix, onze et douze. Par exemple, en base treize, le nombre « quinze » s’écrit (une « treizaine » et deux unités) et le nombre « Vingt-trois » s’écrit
(une « treizaine » et dix unités).
Les écritures en base 10 et en base 13 partagent dix chiffres en commun (les chiffres de 0 à 9) donc, pour distinguer l’écriture en base 10 de celle en base 13, nous noterons cette dernière à l’aide d’une barre. Par exemple, le nombre « vingt-trois » se notera en base dix et
en base treize.
Enfin, on peut aussi très bien parler de nombres « à virgules » en base treize. Par exemple, le nombre écrit en base treize représentera, en base dix, le nombre
Le nombre , quant à lui, s’écrira
en base 13 (et on se demande alors, à quand un record du monde de récitation du plus grand nombre de décimales de
en base 13 ?).
Dernière chose: tout comme en base 10 où on n’autorise pas qu’une écriture décimale finisse par une infinité de , on n’autorise pas non plus qu’une écriture en base 13 finisse par une infinité de
. Cette condition permet de prouver que tout nombre réel possède une unique écriture « à virgule » en base treize.
La fonction base 13 de Conway
Comme nous l’avons dit, tout nombre réel possède une écriture essentiellement unique en base 13. A partir de cela, Conway va définir une fonction, que nous noterons , en distinguant trois cas:
1) Si un nombre possède une écriture en base 13 de la forme
où les et les
représentent des chiffres quelconques et où les
et les
sont uniquement des chiffres compris entre
et
, alors l’image
sera le nombre écrit en base 10 par
Par exemple, si alors
est le nombre défini en base dix par
.
En gros, le tout dernier de l’écriture en base 13 (s’il y en a un !) devient une virgule en base 10; tous les chiffres entre 0 et 9 situés avant
deviennent la partie entière et tous les chiffres situés après
deviennent la partie décimale de l’image.
2) Si possède une écriture en base 13 de la forme
où les et les
représentent des chiffres quelconques et où les
et les
sont uniquement des chiffres compris entre
et
, alors
est le nombre écrit en base 10 par
Par exemple, si alors on a
(en base 10).
3) Dans tous les autres cas (et Dieu sait s’ils sont nombreux !), on pose .
Si cela vous amuse, voici un petit script en Python pour calculer l’image d’un nombre écrit en base 13 par la fonction de Conway:
Calculateur d’image par la fonction de Conway
La fonction de Conway vérifie la propriété des valeurs intermédiaires… et même plus !
Nous allons montrer que la fonction de Conway vérifie la propriété des valeurs intérmédiaires, à savoir que si et
sont deux réels avec
alors, quelque soit le réel
compris entre
et
, il existe un réel
compris entre
et
tel que
.
En fait, nous allons même montrer mieux: non seulement ce sera vrai pour tout nombre compris entre
et
mais ce sera aussi vrai pour n’importe quel nombre
quelconque !

Le graphe de la fonction de Conway est représenté en bleu. Si avec ce schéma vous ne voyez pas qu’elle vérifie la propriété des valeurs intermédiaires…
Commençons d’abord par donner un exemple très concret. On considère deux réels et on prend, disons,
en base 10 (vous aurez bien entendu reconnu le nombre
!). Voyons pourquoi il existe un antécédent de
compris entre
et
.
Si on pose alors, par définition de la fonction
, on voit bien que
. Il se peut cependant que
ne soit pas compris entre
et
mais, comme on va le voir, on peut toujours s’arranger pour que ce soit le cas.
En effet, gardons à l’esprit qu’on dispose d’une certaine marge de manœuvre: si on remplace la partie entière de par n’importe quoi,
sera toujours égal à
. Dans notre exemple, les nombres
ont tous pour image
De même, si on insère n’importe quelle suite finie de chiffres entre la virgule et , on aura encore
. Par exemple,
,
ont eux aussi tous pour image .
Fort de tout cela, nous pouvons toujours trouver un réel dont l’image par
est
et qui est situé entre
et
: puisque
, il existe un réel
tel que
et tel que
possède une écriture « à virgule » finie du type
(pourquoi ? [1]). Il suffit alors de poser
avec autant de zéros qu’il faut entre et
pour que
soit bien situé entre
et
(comme
, cela est bien possible car, plus on ajoute de 0 et plus
se rapproche de
). On a alors bien trouvé un
tel que
et tel que
.
Dans le cas général où est un réel positif quelconque, l’idée est la même: on trouve un antécédent
puis on ajuste sa partie entière et les chiffres situés entre la virgule et
pour que
soit bien situé entre
et
. Je ne vais pas en faire la démonstration car les notations seraient trop lourdes et le tout serait fastidieux… J’espère simplement que l’exemple ci-dessus vous aura convaincu.
Enfin, une dernière remarque: si était négatif, il suffirait simplement de remplacer le dernier chiffre
par
et le raisonnement serait similaire.
La fonction de Conway n’est pas continue
Pour finir, nous allons montrer que la fonction de Conway n’est continue nulle part, bien que nous avons montré qu’elle vérifie la propriété des valeurs intermédiaires !
Si était continue en un point
, il existerait un intervalle ouvert
contenant
sur lequel
serait bornée. Autrement dit, il existerait deux réels
et
tels que pour tout
,
Cependant, nous avons prouvé que n’importe quel réel possède un antécédent
dans l’intervalle
, donc en choisissant
(ou
), cela montrerait qu’il existe un
tel que
(ou
) ce qui est, convenons-en, une belle contradiction. Cela prouve que la fonction de Conway n’est donc continue nulle part !
Il ne nous reste plus qu’à souhaiter, très en retard, un joyeux anniversaire à John Conway et à lui dire merci pour toutes ses merveilleuses contributions aux mathématiques !
Notes et références:
- [1] ↑ Par exemple, si on note
le milieu de
et
, et si
alors la suite
tend vers
et donc elle sera supérieure à
à partir d’un certain rang
. Il suffit alors de choisir
.
- Greg Oman, « The converse of the intermediate value theorem: from Conway to Cantor to cosets and beyond », Missouri Journal of Mathematical Sciences, vol. 26, no 2, , p. 134-150
- Voici une série d’entretiens vidéos avec John H. Conway sur la chaîne Numberphile. A voir !
Superbe article, merci!
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Merci Pierre 🙂
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Bonjour et merci pour cet article original. Je connaissais une autre façon de construire une application telle que l’image directe de tout intervalle non trivial soit l’ensemble des réels tout entier; elle repose également sur une manipulation astucieuse (quoique différente) du développement p-adique (avec p = 10 cependant). En gros, pour chaque réel x, on considère son développement décimal propre et on associe à x la fréquence g(x) du chiffre 1 dans ce développement (si toutefois cette fréquence existe, et 0 sinon). On prouve alors que g atteint [0,1] et il ne reste plus qu’à composer g par une quelconque surjection de [0,1] vers R.
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Je ne connaissais pas cette construction, merci de l’avoir partagée !
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