Je ne pense pas vous apprendre grand chose si je vous dis que les trois médianes d’un triangle sont concourantes, c’est-à-dire qu’elles se coupent toutes les trois en un seul et même point qu’on appelle le centre de gravité du triangle.
Ce que vous ne savez sans doute pas, c’est qu’il est possible de démontrer cette propriété géométrique en utilisant de la topologie. Voilà donc pour nous une superbe occasion de nous émerveiller une fois de plus devant la grande cohérence des mathématiques.
Le théorème de fermés emboîtés
Avant de parler de médianes et de centre de gravité, j’aimerais vous parler du théorème de topologie que nous allons utiliser dans cet article: c’est le théorème des fermés emboités. (classe comme nom, n’est-ce pas ?). En voici l’énoncé:
Si
est une suite de fermés décroissante dans un espace complet et si la suite des diamètres tend vers 0, alors l’intersection
est réduite à un point.
Ce théorème semble un peu abstrait de prime abord, donc voici ci-dessous une animation qui j’espère l’éclairera: si vous prenez une suite de carrés « pleins » (chaque carré représente un ensemble fermé de notre suite de fermés), s’ils sont emboités (ce qui veut dire que cette suite est décroissante) et si le diamètre des carrés tend vers 0, alors il y ne peut y avoir qu’un seul point (en rouge sur l’animation) qui appartient à tous les carrés sans exception.
Une autre illustration plus amusante du théorème des fermés emboités est de dire que si vous mettez une infinité de poupées russes les unes dans les autres, il existera un unique point qui appartiendra à chacune des poupées !
Revenons à nos triangles…
Maintenant que nous comprenons mieux le théorème des fermés emboités, il nous faut voir comment nous allons nous en servir pour montrer que les médianes d’un triangle sont concourantes.
En fait, dire que les médianes sont concourantes, revient à dire qu’elles se coupent un seul et unique point. Un unique point, ça ne vous rappelle pas le théorème des fermés emboités ? L’idée est là: nous allons construire une suite décroissante de fermés emboités en lien avec ces médianes, le centre de gravité sera alors l’intersection de ces fermés.
Je vous donne tout de suite le squelette de la démonstration que nous allons effectuer:
- On construit une suite de fermés emboités associée à un triangle.
- On montre que les conditions du théorème sont bien vérifiées, c’est-à-dire que c’est bien une suite décroissante de fermés dont le diamètre tend vers 0.
- On montre que le point limite d’intersection de ces fermés appartient à chacune des médianes à l’aide de considérations topologiques. Cela voudra bien dire que les médianes se coupent en un même point !
Allez, au boulot !
1) Construction d’une suite de fermés emboités
Commençons par poser quelques notations. On considère un triangle ABC et on note A1 B1 et C1, les milieux respectifs des côtés [BC], [AC] et [AB]. Notre premier ensemble fermé sera le triangle « plein » A1B1C1 (qui est bien un ensemble fermé).
De même, on définit A2 B2 et C2, milieux respectifs des segments [B1C1], [A1C1] et [A1B1] et on note
le triangle A2B2C2:
Par récurrence, si on suppose construit le triangle AnBnCn, on définit An+1 Bn+1 et Cn+1 comme étant les milieux des côtés [BnCn], [AnCn] et [AnBn] et on note
le triangle obtenu.

On voit bien que la suite de fermés que l’on a construit s’emboite autour du point d’intersection des médianes.
Maintenant que notre suite de fermés est construite, il va falloir voir qu’elle vérifie bien les conditions du théorème des fermés emboités.
2) Vérification des hypothèses du théorème
Tout d’abord, notre suite de fermés est bien décroissante car chaque triangle
contient le triangle suivant
. Cela se voit bien sur les figures précédentes, mais si vous souhaitez le prouver rigoureusement (est-ce vraiment utile ?), il faut utiliser le fait qu’un triangle est un ensemble convexe, c’est-à-dire que s’il contient deux points alors il contient tout le segment formé par ces deux points.
D’autre part, il faut voir que le diamètre des ces fermés tend vers 0. Rappelons tout de même ce qu’on entend par diamètre d’un ensemble: il s’agit de la plus grande distance qu’on peut former à partir de deux points
et
de cet ensemble.
Par exemple, la distance maximale entre deux points M et N d’un disque est obtenue quand ces deux points sont diamétralement opposés:Pour un triangle, on peut montrer (mais nous allons l’admettre) que le diamètre est la longueur du plus grand côté de ce triangle. Cela étant dit, intéressons-nous à ce que donne la suite des diamètres de notre suite de fermés
: si on note
le diamètre du fermé
alors le diamètre
du fermé
sera
et cela vient du fait que, d’après le théorème de la droite des milieux, le triangle
est une réduction du triangle
de rapport
. Par récurrence, on a donc
ce qui entraîne que la suite des diamètres est une suite géométrique de raison
, dont on sait qu’elle tend vers 0 quand
tend vers
.
Nous voyons donc que les conditions du théorème des fermés emboités sont bien vérifiées. Il existe donc un unique point tel que
.
3) Retour aux médianes
A présent, il nous reste à montrer que le point précédent appartient à chacune des médianes. Pour cela, on va utiliser des propriétés topologiques: nous allons construire sur chaque médiane une suite de points qui tend vers le point
et on dira que comme une médiane est un ensemble fermé (une droite est un fermé) alors la limite de cette suite, en l’occurrence
, appartient aussi à la médiane !
Avant cela, nous allons donner un petit énoncé géométrique qui nous sera bien utile comme vous allez le voir:
Soit ABC un triangle et A1 B1 et C1, les milieux respectifs des côtés [BC], [AC] et [AB].
La médiane (AA1) coupe le segment [B1C1] en son milieu A2.
(Voici une autre façon d’énoncer cela: les médianes de ABC sont aussi les médianes du triangle A1B1C1. N’est-ce pas joli ?)
Cette propriété dit en particulier que le point A2 appartient à la médiane du triangle ABC issue de A. Par récurrence, on peut aussi dire que tous les points An appartiennent à la médiane issue de A:
Intéressons-nous un peu plus à cette suite (An) et montrons qu’elle tend vers le point
. Par construction, pour tout n, le point An appartient à l’ensemble
. De même, le point
appartient à
(puisqu’il appartient à l’intersection de tous les
). Comme An et
sont deux points de
, la distance qui les sépare est inférieure au diamètre
de
, ce qui se traduit par:
Comme la suite des diamètres tend vers 0, la distance
tend elle aussi vers 0, ce qui veut bien dire que la suite (An) tend vers le point
.
Mais, la suite (An) est une suite de points de la médiane issue de A, comme on l’a vu. De plus, cette médiane est une droite, donc un ensemble fermé. Or, on sait que la limite d’une suite d’éléments d’un ensemble fermé appartient à cet ensemble. En d’autres termes, le point appartient à la médiane issue de A du triangle ABC.
De la même manière, on peut montrer que le point appartient aux médianes issues de B et de C. Les trois médianes du triangle ABC de départ possèdent donc un point en commun: elles sont donc concourantes !
Pour finir, j’endosse mon plus bel habit de Père Noël et je vous offre cette petite animation de la suite des fermés que nous venons d’étudier où vous pouvez voir qu’elle « encadre » le centre de gravité du triangle !Joyeux Noël !
Notes:
Pour être complet, j’ai mis dans le fichier suivant toutes les démonstrations qui n’apparaissent pas dans cet article: la preuve du théorème des fermés emboités et la preuve de la petite propriété géométrique.
Enfin, je ne l’ai pas dit, mais nous avons implicitement utilisé dans cet article le fait que le plan euclidien est un espace métrique complet, ce qui est quand même quelque chose qui n’est pas anodin… Cette hypothèse est importante et apparaissait dans l’énoncé du théorème des fermés emboités.
Jolie preuve que je ne connaissais pas. Merci pour cette découverte en ce qui me concerne.
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Je trouve cette preuve amusante. Mais qu’on me permette d’être un peu critique. Elle est très liée aux nombres réels et ne s’appliquerait pas, me semble-t-il, aux triangles d’un espace affine construit sur un corps quelconque alors que la propriété du centre de gravité reste vraie (sauf peut-être pour certaines caractéristiques) ou de dimension infinie (où les droites risquent de ne pas être fermées). De plus, la démonstration utilisant les combinaisons affines prend trois lignes et est applicable en toutes circonstances. Cela dit, cela valait la peine d’attirer notre attention sur cette approche.
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Quitte à parler d’affinité, et si on s’autorise un espace affine euclidien, il est très facile de démontrer le théorème sur les médianes via les transformations affines car on se ramène au cas d’un triangle équilatéral.
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En effet, il y a des preuves beaucoup plus courtes et beaucoup plus efficaces ! J’ai voulu poster cette preuve topologique assez folklorique (elle me fait un peu penser à la preuve topologique de l’infinité des nombres premiers de Furstenberg ) car je trouve cela étonnant de pouvoir retrouver des résultats géométriques grâce à la topologie. Et puis, c’était l’occasion de parler de ce joli théorème des fermés emboités !
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