En Février 1994, Mary Tai, chercheuse dans le domaine médical, publia un article de recherche intitulé
A mathematical model for the determination of total area under glucose tolerance and other metabolic curves.
ce qui peut se traduire par: Un modèle mathématique pour déterminer l’aire totale sous les courbes de la tolérance au glucose et d’autres métabolismes. Dans cet article (que j’ai posté à la fin), le Dr Tai annonce tout fièrement qu’elle a découvert une méthode pour calculer l’aire sous la courbe d’une fonction (donc une intégrale) qu’elle nomme tout simplement la méthode Tai et dont l’élément essentiel est une formule, elle aussi sobrement appelée formule de Tai.
Je ne sais pas ce que vous en pensez mais il faut quand même avoir un ego surdimensionné pour donner son propre nom à une formule. Personnellement, je n’ai pas souvenir d’un mathématicien qui ait donné lui-même son nom à une formule ou un théorème qu’il a découvert.
Mais le pire dans tout cela, c’est que cette méthode et cette formule révolutionnaires n’ont en fait rien de bien nouveau car ce que vient de redécouvrir sans le savoir cette chercheuse n’est rien d’autre que… la méthode des trapèzes !

Extrait de l’article original: le Dr. Tai nous explique sa formule, sans se rendre compte qu’un triangle rectangle sur un rectangle, ça fait un trapèze…
La méthode des trapèzes est une méthode de calcul approché d’intégrales qui est connue depuis au moins 300 ans (et peut-être même depuis Newton, mais je n’en suis pas sûr…), c’est dire si elle n’a rien de nouveau !
Qu’est-ce que la méthode des trapèzes ?
L’idée de la méthode des trapèzes est simple: elle consiste à remplacer une fonction par une fonction affine et à dire que l’aire sous la courbe de
est proche de l’aire sous la courbe de cette fonction affine (qui se trouve être l’aire d’un trapèze, d’où le nom de la méthode !):
Vous connaissez sans doute tous l’aire d’un trapèze:
où
est la grande base,
est la petite base et
est la hauteur. Ici, notre trapèze est horizontal: la grande base est
, la petite base est
et la hauteur est la distance de
à
c’est-à-dire
. On en déduit que l’aire sous la courbe vaut environ:
Cependant, on remarque visuellement que l’approximation est tout de même assez grossière. Pour remédier à cela, on va couper l’intervalle de départ en 2 puis, sur chaque intervalle, on remplace la fonction par une fonction affine:
Ce qui donne, en additionnant l’aire des deux trapèzes, l’approximation suivante:
et après simplification:
Bien entendu, au lieu de le couper en deux, on peut subdiviser l’intervalle en autant de fois que l’on veut, et on sent bien que plus le nombre de subdivisions est grand, et plus la somme des aires des trapèzes va se rapprocher de l’aire totale sous la courbe:
Nous aussi, redécouvrons la formule
Tentons de donner une formule explicite pour l’aire totale des trapèzes. Pour cela, on se donne un entier naturel ainsi que
une subdivision régulière de l’intervalle
c’est-à-dire telle que la distance en abscisse d’un point à un autre est la même. Ainsi,
(en fait, chaque
vaut
).
La somme des aires de tous les trapèzes vaut donc:
C’est bien cette formule qu’a donnée le Dr Tai dans son article. Transformons-la pour la rendre plus jolie: comme, , l’aire du trapèze est donc
D’où
En se souvenant que et
, on trouve que la somme des aires des trapèzes est:
Puisque moi aussi je viens de la redécouvrir, je vous propose de l’appeler la formule de Blogdemaths-Tai. Inutile de vouloir me la voler, je suis déjà en train de la soumettre à plusieurs revues.
Preuve de la méthode et incertitude
Dans son papier, après avoir donné sa formule, le Dr Tai tente de donner la précision de sa méthode. Pour cela, elle compare le résultat obtenu avec sa formule avec l’aire obtenue à partir du graphe (?).
Là encore, elle passe complètement à côté du fait que la méthode des trapèzes est entièrement connue et qu’il existe déjà une estimation mathématique de la précision de cette méthode: si on découpe l’intervalle de départ en sous-intervalles, l’erreur commise (c’est-à-dire la différence entre l’aire des trapèzes et l’aire exacte sous la courbe) est inférieure à
où est une constante dépendant de la fonction à intégrer (plus précisément,
).
Pour ceux qui souhaitent savoir d’où sort cette estimation de l’erreur (ou bien pour le Dr Tai, si jamais elle lit cet article), voici une démonstration :
Preuve de la méthode des trapèzes
La méthode des trapèzes en pratique
L’étude que nous avons faite reste assez théorique pour le moment. Je vous propose de voir comment utiliser la méthode des trapèzes sur un exemple concret.
Prenons la fonction (vous reconnaissez la fonction densité de la loi normale centrée réduite) et calculons une valeur arrondie à
près de l’aire située sous la courbe de
entre 0 et 1. Vous savez sans doute que cette fonction n’a pas de primitive qui s’exprime avec les fonctions usuelles, donc le calcul de
est a priori peu aisé. Mais heureusement que nous avons redécouvert la méthode des trapèzes !
Puisque , et comme
est décroissante et négative sur
(on peut dériver
pour le voir), on a
. Nous pouvons donc prendre
. Ainsi, pour avoir une valeur arrondie à
près, il suffit de choisir
tel que:
(ainsi notre valeur approchée sera dans un intervalle autour de la valeur exacte de longueur ) c’est-à-dire tel que
ce qui donne . Nous pouvons donc appliquer la méthode des trapèzes avec
:
Le résultat de ce calcul est donc
à
près. Au passage, nous venons donc de montrer que si
suit la loi normale centrée réduite, alors
C’est quand même beaucoup plus sympa de calculer cette probabilité de cette façon plutôt qu’en utilisant simplement la fonction « Loi normale » de sa calculatrice (comme il fallait bêtement le faire dans le sujet de Bac S 2015…).
Autre méthodes
Nous avons vu que la méthode des trapèzes consiste à remplacer une fonction sur chaque intervalle par une fonction affine. On peut aussi la remplacer autrement:
- Si on remplace la fonction de départ par une fonction constante, on obtient ce qu’on appelle la méthode des rectangles bien connue des lycéens;
- Si on remplace la fonction de départ par une fonction polynôme de degré au plus 2, on obtient ce qu’on appelle la méthode de Simpson.
Cliquez ici pour voir les 3 méthodes en action !
Si un jour vous aussi pensez avoir découvert une nouvelle méthode de calcul d’intégrales, vérifiez d’abord que ce n’est pas une de ces 3 méthodes ! Ah, j’oubliais: l’article du Dr Tai a été cité dans d’autres articles de recherche plus de 250 fois à ce jour ! Ca laisse perplexe.
Notes:
Voici l’article original complet du Dr. Tai (pdf – 8Mo) avec en bonus, les réponses sans concession de ses autres confrères. Ils ne sont pas tendres avec elle, et pour ainsi dire, elle se fait laminer. C’est donc délicieux à lire (oui, je suis sadique !). Extrait:
Grothendiek a découvert la valeur de PI: 3 et a réinventé l’intégrale de Lebesgue (il est alors jeune, c’est vrai)
http://www.liberation.fr/sciences/2014/11/13/alexandre-grothendieck-ou-la-mort-d-un-genie-qui-voulait-se-faire-oublier_1142614
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Pourquoi nommer cet article « Ce chercheur » et pas « Cette chercheuse » ?
Ensuite le « MS » derrière le nom de l’auteure sous le titre (« Mary M Tai, MS ») signifie qu’elle n’est pas docteure (sinon on marquerait PhD), mais maitresse (MS= Master of Science).
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Je trouve que le problème dans l’histoire c’est surtout le journal qui laisse passer ça.
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